Faux royal en Belgique
LE MONDE | 12.08.08 | 16h59 • Mis à jour le 13.08.08 | 09h58
BRUXELLES, CORRESPONDANT
Une histoire de faux tableau. Encore une ? Peut-être. Mais celle-ci est très inhabituelle. Parce que le tableau en question, une huile sur toile peinte en 1628 par le Flamand Antoon Van Dyck (15099-1641), aurait été sciemment vendu par un roi. Et à une grande institution de son pays, qui plus est...
L'oeuvre fait partie des collections du Musée royal des beaux-arts de Bruxelles (MRBA), le plus riche de Belgique. Elle représente le portrait, baigné d'une splendide lumière, de François du Quesnoy - ou Duquesnoy - un sculpteur, contemporain du maître anversois. Acquis par la maison royale, le tableau est au château de Laeken lorsque celui-ci brûle en partie, en 1890. La peinture de Van Dyck a-t-elle, à l'époque, été anéantie ? Seulement endommagée ? Copiée, sans que l'original soit détruit ? Le mystère reste entier. Mais une enquête instille aujourd'hui un doute : le roi Léopold II, alors en conflit avec des députés en colère, aurait volontairement vendu, en 1909, un plagiat à ce qui s'appelait alors le Musée de peinture et de sculpture, pour 150 000 francs belges de l'époque, une somme considérable. La valeur d'assurance du portrait avoisine aujourd'hui 1,5, voire 2 millions d'euros.
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A l'origine de cette affaire aux allures de thriller monarchique, on trouve Geneviève Tellier. Professeur d'histoire dans un lycée chic de la banlieue de Bruxelles, cette quinquagénaire s'est taillé une solide réputation d'enquiquineuse dans les milieux de la culture à Bruxelles. Elle franchit un pas supplémentaire en se demandant si l'un des rois les plus prestigieux de l'histoire belge, Léopold II, n'a pas sciemment trompé l'un des principaux musées nationaux.
C'est en 2006 qu'elle effectue ses premières découvertes, à l'occasion d'un séjour d'étude aux Etats-Unis. Elle écume musées et centres de documentation pour retrouver les archives du marchand d'art international François Kleinberger, auquel elle consacre une thèse de doctorat à l'Université libre de Bruxelles (ULB). Parisien né à Budapest, Kleinberger possède un magasin à New York au début du XXe siècle. Rapidement, il va pouvoir s'installer sur la prestigieuse Cinquième Avenue : la maison royale de Belgique l'a, en effet, contacté pour lui demander de proposer aux acquéreurs américains des oeuvres de Rubens, Rembrandt, Hals ou Delacroix. Une trentaine de tableaux au total, prélude à un "déstockage" généralisé du palais de Laeken, décidé par un monarque vieillissant et aigri. La Chambre des députés, l'opinion, la presse vont s'émouvoir. Le portrait de Duquesnoy est au centre de toutes les attentions. "Il faut donner une bonne leçon au royal sénile et vandale", écrit le quotidien socialiste Le Peuple. Le roi finit par battre en retraite et annonce qu'il vend l'oeuvre de Van Dyck au Musée de peinture, rue de la Régence. Ce musée acquitte un prix deux fois supérieur à la valeur expertisée et - pratique rare - déclare que le Van Dyck est authentique.
Au Metropolitan Museum de New York, lorsqu'elle fouille dans les 7 000 fiches de François Kleinberger et s'attarde sur celles qui mentionnent les collections du "King of Belgium", Mme Tellier s'arrête sur le document 2893. Il mentionne la vente du même tableau à un homme d'affaires allemand d'origine belge. Ce tableau-là mesure 60 cm sur 70. Celui cédé par le roi au musée bruxellois fait 77,5 cm sur 63. Etrange, mais pas suffisant pour accréditer la thèse du faux : l'histoire récente évoque de multiples changements de formats, qui traduisent surtout des expertises hasardeuses au départ. A en croire Mme Tellier, les responsables actuels des archives et de la collection royales ont "nié pendant un an et demi" l'existence d'un inventaire des collections établi en 1864. Ce n'est que le 4 juillet dernier qu'elle a reçu une copie évoquant le Van Dyck. Sur ces feuillets, le tableau mesure 60 cm sur 70 - les dimensions de l'oeuvre vendue par Kleinberger. Autre bizarrerie : le tableau vendu à l'époque à New York semble abîmé - conséquence de l'incendie de Laeken ? -, l'autre non.
Alors, qui a le faux, qui a le vrai ? L'acheteur allemand ne peut, en tout cas, imaginer une seconde qu'il a acquis l'original et le renvoie à François Kleinberger. Le marchand reste convaincu qu'il a en main l'original et il entend le revendre quelques mois plus tard.
En réalité, soutient Mme Tellier, Kleinberger savait bel et bien qu'il existe deux exemplaires. Un autre homme était d'ailleurs au courant : Charles Cardon, conseiller du roi des Belges et collectionneur. C'est lui qui a introduit le marchand auprès de Léopold II. Tous trois savaient qu'une copie avait été commandée pour remplacer l'original abîmé. Peut-être à Florent Willems, artiste et restaurateur de peintures anciennes, décédé en 1905. Le Van Dyck jalousement détenu par le Musée royal des beaux-arts de Bruxelles (MRBA) serait donc le faux en question.
"J'ai des arguments. Ou alors, je suis une mythomane", assène Mme Tellier. Pour éviter les remous, beaucoup d'acteurs du monde culturel belge ont opté pour la seconde hypothèse. De nombreux connaisseurs du monde de l'art se disent ébranlés. Sous le sceau de l'anonymat. S'il reste un tabou, dans la Belgique qui chancelle, c'est celui de la famille royale et de ses rapports à l'argent.
La Revue belge de philologie et d'histoire a refusé de publier une synthèse des travaux de Mme Tellier, en juin. Les auteurs de deux avis positifs se sont inclinés devant un troisième membre qui, selon l'auteur, "aurait escamoté les indices les plus lourds". Le cabinet de la ministre de la politique scientifique, qui exerce la tutelle sur le MRBA, reprend la version du musée : "Aucun examen ou analyse complémentaires ne sont nécessaires", une étude - un "constat d'état" - ayant été effectuée en 1998. Cette brève expertise - deux feuillets - évoque apparemment un "doublage à la colle" : une consolidation du tableau, recollé sur une autre toile.
Cela ne convainc pas Mme Tellier, qui réclame un examen aux rayons X, avec du matériel portable. Elle se propose de financer les 10 000 euros de l'opération. "Je suis toujours ouvert à la recherche, mais j'ai besoin de l'avis préalable de nos spécialistes de la conservation et de la restauration", affirme au Monde Michel Draguet, directeur du MRBA. "Je regrette toutefois que Mme Tellier n'ait pas consulté préalablement des experts de Van Dyck, n'instruise qu'à charge et ne respecte pas les procédures scientifiques habituelles", poursuit-il. Ce professeur de l'ULB - où Mme Tellier présentera sa thèse - est visiblement sceptique. "Un véritable examen sera plus convaincant que la prétendue expertise que l'on me soumet : un papier avec photo agrafée, collage et notes au crayon", réplique l'investigatrice...
Jean-Pierre Stroobants
Article paru dans l'édition du 13.08.08.