Vigipirate et le fantôme de la guerre d’Algérie7 septembre 2015, par Franck Johannès
Le plan Vigipirate reste mystérieux - et pas seulement parce qu’on se demande ce qui a bien pu passer dans la tête du gouvernement pour choisir un nom aussi ridicule et le conserver, depuis près de vingt ans d’application ininterrompue. Le dispositif Vigipirate, d’exceptionnel est devenu permanent bien que tous les professionnels de la sécurité en soient d’accord : il n’est d’aucune efficacité contre le terrorisme. Il n’a permis aucune arrestation, n’a aucun effet dissuasif - tous les auteurs d’attentats sont nés alors qu’il s’appliquait déjà - et il coûte un million d’euros par jour, selon la propre estimation du ministre de la défense Jean-Yves Le Drian.
Si le plan Vigipirate n’a pas de fonction opérationnelle, il en a nécessairement d’autres : une fonction politique assurément, mais qui s’émousse au bout de vingt ans, et une fonction sociale, plus subtile, mais plus dangereuse : entretenir, par le quadrillage militaire, une confusion entre la guerre et la paix. Et ancrer en passant ce non-sens aujourd’hui largement partagé qui veut que « l
a sécurité soit la première des libertés ».
Classé secret-défenseLa naissance même du plan reste mystérieuse. Il a été créé en 1978 d’une instruction non publiée du secrétariat général de la défense nationale (SGDN) et son statut juridique reste obscur. Il n’est régi que depuis sa publication, en 2007, par le code de la défense, et reste classé secret défense, comme l’a rappelé la CADA, la commission d’accès aux documents administratifs, le 23 mai 1991. Lancé discrètement après la vague d’attentats de 1985-1986, il est réactivé avec la guerre du Golfe de 1991 et installé de manière permanente au lendemain de l’attentat contre une école juive de Villeurbanne, le 7 septembre 1995.
Sa fonction politique consiste évidemment à rassurer les populations : le mot Vigipirate, a calculé Julien Fragnon, auteur d’une thèse en 2009 à Lyon-II sur «
le discours antiterroriste », intervient dans 27 % des discours politiques dans la première semaine qui suit un attentat, souvent suivi d’une longue énumération des forces de police. «
L’emploi des chiffres renforce la précision du message en tentant de se conformer à la loi d’exhaustivité du discours par l’accumulation d’informations, note le doctorant. Elle correspond à une stratégie argumentative fondée sur l’objectivité et l’administration de la preuve. » Le message passe : le mot Vigipirate apparaît en moyenne sept fois par jour et par journal dans les trois jours qui suivent un attentat, et à 82 % dans les titres ou le premier paragraphe des articles.
L’effet rhétorique ne pèse plus guèreLe plan Vigipirate renvoie ainsi «
à un ordonnancement structuré d’actions publiques et suggère une maîtrise de la protection du territoire et de la population », résume Julien Fragon. L’effet rhétorique, vingt ans et des dizaines d’attentats plus tard, ne pèse plus guère. «
Ce n’est qu’une grotesque opération de communication qui n’a pas l’ombre d’une efficacité, indique Jean-Pierre Dubois, professeur de droit et président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme. Il est frappant de se rendre dans d’autres capitales européennes, autrement plus touchées que Paris, où il n’y a pas un militaire dans les rues. Vigipirate, c’est une méthode de communication propre au champ politique français, dominé par la pensée sécuritaire ».
La présence de patrouille de militaires a, plus discrètement, un autre effet : celui de brouiller la distinction entre la guerre et la paix. «
Si la lutte contre le terrorisme c’est la guerre, c’est une guerre sans fin, observe le professeur Dubois, et une guerre sans fin n’est pas une guerre ». Faire «
la guerre au terrorisme », c’est aussi donner un statut politique aux terroristes, qui ne seraient plus des criminels de droit commun souvent antisémites, mais des «
ennemis combattants ». «
L’état de guerre, ça sert surtout à mettre le droit entre parenthèses, George Bush avait bien compris cela », conclut Jean-Pierre Dubois.
Culture du maintien de l’ordre colonialC’est tout l’intérêt de Vigipirate : le plan trouve sa source dans l’ordonnance du 7 janvier 1959 qui organise la défense nationale, en pleine guerre d’Algérie, et ses présupposés restent imprégnés de culture du maintien de l’ordre colonial. La pensée militaire, après le déclin de la menace soviétique, se construit sur l’idée que la population est à la fois le corps à protéger et «
le milieu de prolifération de la subversion » : il n’est plus possible de distinguer l’ennemi extérieur de l’ennemi intérieur, qui se cache à l’intérieur même du corps social, comme le fellagha de la guerre d’Algérie.
«
La logique de cette pensée institue une forme de mise en état de guerre permanent, autorisant l’intervention du militaire dans la société, une fusion du contrôle policier de la population et des techniques militaires de l’encadrement et du commandement en territoire et en période d’exception », écrit le sociologue Mathieu Rigouste, dans la revue Cultures & Conflits (automne 2007). Cette doctrine militaire se diffuse au début des années 80 dans la pensée gouvernementale, et va insensiblement piocher dans le répertoire colonial pour faire face à une menace intérieure, incarnée par une «
cinquième colonne » - les Français de la seconde génération, les musulmans et convertis.
La doctrine militaire est toujours sur cette ligne. La formation des patrouilles Vigipirate, indique le général Bruno Dary en 2007, consiste à apprendre aux soldats «
à réagir, parfois en situation de stress, souvent vite et loin leurs chefs, toujours isolés dans un environnement hostile » : le milieu civil, la rue, la gare, est pour l’armée un espace hostile. La comparaison avec la guerre d’Algérie a évidemment ses limites ; l’armée mime à Paris le maintien de l’ordre d’Alger, sans terreur ni torture, mais rappelle à l’ordre ce qu’elle perçoit de la menace et sa légitimité pour le combattre. Le fantôme de la guerre d’Algérie reste d’ailleurs assez présent pour que Dominique de Villepin, alors premier ministre, décrète en 2005 l’état d’urgence lors de la flambée de violence en banlieue - comme en 1961 après le putsch des généraux.