Non. Elle ne se définit pas "que" dans l'altérité. Elle se définit aussi par l'altérité.
Est-ce que l'identité peut exister sans altérité (question purement théorique puisqu’effectivement, nous ne sommes pas des ermites) ?
Je veux dire : est-ce que l'on peut en prendre conscience soi-même ? Quelqu'un qui est habitué à manger avec les mains ne va pas, de lui-même, considérer cela comme une "caractéristique", comme quelque chose de particulier et qu'il est possible de faire autrement. Il a besoin d'une autre personne qui mange avec une fourchette pour se rendre compte de sa particularité.
Est-ce que l'identité a un sens sans altérité, finalement ?
(et oui, c'est pas faux : je ne vais pas me risquer à te parler de la loi de séparation de l'église et de l'état pour ne pas dire de bêtise :mdr:)
J'aurais tendance à proposer la chose inverse de Flavien.
L'altérité:
http://www.cnrtl.fr/definition/alt%C3%A9rit%C3%A9L'identité:
http://www.cnrtl.fr/definition/identit%C3%A9L'altérité est présentée comme l'antonyme de l'identité. C'est étonnant, puisque l'identité c'est la reconnaissance en l'autre, sujet ou objet autre que soi (c'est se connaître en l'autre, par similitudes).
Or l'altérité, c'est le rapport à l'autre.
Donc l'identité, par définition, ne se définit
que dans l'altérité.
La tendance trompeuse naît de l'existence de la philosophie de Descartes "Je pense donc je suis" (
http://www.aline-louangvannasy.org/article-explication-de-texte-descartes-la-decouverte-du-cogito-seconde-meditation-metaphysique-113913824.html).
Le doute émis par Descartes laisse à croire que la pensée première permet la capacité d'identification. Sauf que.
Pour émettre sa pensée, Descartes utilise son savoir, donc le construit social de toute son existence passée. Celui-ci lui permet la parole par l'apprentissage de la langue, ainsi que la culture qui est la sienne, française (et, partant, constituée par le catholicisme qui a eu, et a encore, une lourde influence sur la pensée française).
Comme je le disais récemment, hors du biologique, tout est culturel. Cela n'empêche pas des interactions entre les deux (dispositions génétiques permettant l'accès à telle ou telle chose, l'influence de l'humain via sa culture sur l'environnement en sont deux exemples).
Il est fondamental d'insister sur ce point: tout est culturel. Du coup, toute la rhétorique catholique est sociale, quoi qu'elle puisse revendiquer.
L'identité se construit dans l'altérité, le rapport à l'autre. Autre sujet, autre objet (l'objet est évidemment déjà social. N'importe quel "objet" est objectivé par le sujet qui le définit et le nomme), peu importe, on choisit constamment entre adhésion ou rejet de quelque chose. J'aime, je n'aime pas.
Je rentre donc par ce propos dans un rejet du propos de Descartes qui a tant marqué l'
esprit français (au sens commun du terme, soit ce que le sens commun définit comme tel, à tort ou à raison). Pour lui, le fait de douter permet d'affirmer que chacun est responsable de la vérité. Je dirais plutôt qu'il est responsable de sa
réalité. En ce sens, nous vivons tous dans notre réalité, construit social des interactions passées, de l'expérience, des rencontres, des choix que nous faisons dans l'ensemble de notre vie, l'ensemble de ce construit étant lui-même permis par la société, donc la culture dans laquelle nous évoluons. La
vérité est un concept qui donne le primat à l'esprit, notion très, très marquée de catholicisme.
Si vous préférez, d'un point de vue sociologique, il n'y a pas de vérité. Il y a des faits, ceux-ci étant appréhendés par chacun d'entre nous par les représentations individuelles que nous avons. Ces représentations, quand elles sont largement partagées (par exemple: le sport, c'est bon pour la santé), deviennent des représentations sociales. Cela nous ramène au "sens commun" dont je parlais plus tôt.
Huizinga estime que la société se construit d'abord et avant tout par le jeu. Le jeu est princeps et constituant du fait social. Je raccourcis massivement le propos en disant: "le jeu, c'est le rapport à un monde de pensées. Ces pensées ne peuvent émerger qu'à l'aube de la construction des idées, donc de l'interaction soit avec l'environnement, soit avec autrui. Donc du social. Le jeu qui constitue la matrice du monde social permet de mettre en place des "règles" (jouer ensemble). Il en constitue même, en se référant à Goffman, les règles de l'interaction. Le jeu social induit des rôles (ce que je suis et quand): le fils ou la fille, l'ami(e), le frère ou la sœur, le ou la compagne, le père, la mère, le prof, l'ouvrier, le patron (ça fait bourdieusien dit comme ça, c'est marrant).
L'importance de la socialisation dans la construction de l'identité a été maintes fois démontrées par des expériences (pas toujours heureuses) d'isolation de sujets et de réintroductions dans le milieu naturel (quelques exemples ici:
http://lecerveau.mcgill.ca/flash/capsules/histoire_bleu06.html).
Pour en revenir à l'exemple des "arts de la table" évoqués par FB, il s'agit là aussi d'un construit social, donc culturel d'un groupe social donné. Elias a assez bien démontré au travers de l'évolution des manières de se tenir à table la lente construction historique d'un fait social considéré comme acquis. Il s'agit là de l'intériorisation des normes progressives. Je ne développe pas en invitant à lire La civilisation des moeurs et sa suite, la dynamique de l'Occident de Norbert Elias pour en savoir plus sur la question. Ce à quoi j'ajoute comme systématiquement l'essai "Du temps" qui s'intéresse à la construction au long cours des instruments de mesure du temps, calendrier compris donc.
Les arts de la table se construisent par évolutions successives et mise à distance progressive des aliments du corps humain. La fourchette (toute petite fourche) et le couteau (toute petite épée) sont les instruments qui, en Occident, sont le stade le plus civilisé atteint dans le domaine des manières de table.
Attention, quand on parle de processus de civilisation, il n'y a plus de jugement de valeur. Il n'y a plus "civilisé/non civilisé", discours habituel du politique et du sens commun, mais "niveau civilisationnel", ce niveau pouvant augmenter ou diminuer au fil du temps, et selon les sphères, selon les cultures. L'idée principale étant une euphémisation des mœurs et une intolérance de plus en plus grandes à la violence dans son ensemble.
L'exemple que je prends avec mes étudiants est le suivant: une comparaison entre le Japon et la France. Si les français ont atteint un haut degré civilisationnel avec les couverts actuels, on peut considérer que les japonais ont atteint un niveau supérieur dans la civilisation des moeurs. En effet, les couteau et fourchette que nous utilisons sont des armes et des outils en réduction, donc portent encore en eux une violence symbolique (on pique et on coupe la viande). Les japonais sont à un niveau supérieur en ayant, au lieu d'armes réduites, l'usage de piques de bois qui permettent la même distance à la nourriture, sans violence symbolique (à cet usage commun se produit, je précise, une mise "aux cuisines" de toutes les actions "violentes": découpe, cuisson, etc.).
Aparté: C'est de ce même processus que sont issues les situations actuelles dans lesquelles s'engouffrent les vegans actifs: les vidéos que L.214 produit ne peuvent objectivement que provoquer le rejet des populations au vu de notre positionnement civilisationnel actuel. Manger de la viande, d'accord, mais soit on ne veut pas savoir comment elle est produite, soit si nous le sommes, il convient a minima que l'animal ne soufre pas. L.214 se sert de ça pour promouvoir une nouvelle norme où les animaux ne seraient plus mangés.Cependant, on peut considérer que le rapport aux déjections est atteint à un niveau supérieur par les français. En effet, nous avons de grosses difficultés, généralement (je ne parle pas d'ici, parce que là ma proposition tombe par terre), à voir ou évoquer ce qui a rapport aux excréments ou au risque de passer pour "un gros dégueulasse". La relation à ces mêmes éléments est bien moins mis aux "arrières cuisines" sociales puisque la merde, les gaz, les choses du corps sont largement vues de manière différente par les japonais (il est assez peu probable qu'une production française de ce type voit le jour en France:
https://myanimelist.net/anime/33274/Onara_Gorou).
Le seul défaut à mon sens du travail d'Elias (les biais qu'on attribue à son travail sont largement faciles à battre en brèche, puisqu'on lui reproche de n'avoir étudié que les sociétés allemande, anglaise et française. Il suffit d'étudier la culture d'un groupe donné pour voir l'évolution, avec certes des différences mais un résultat similaire), c'est qu'il n'a pas vu (ou pas pu, avec les outils dont il disposait) la prédominance de la violence symbolique au fur et à mesure que diminue la violence physique (diminution avérée, car même si nous trouvons des choses violentes, elles sont infiniment moins nombreuses que par le passé, à tous les niveaux. C'est bien que le niveau de tolérance à la violence a baissé, ce qui est l'objet de la civilisation des mœurs).
En espérant que ce gros pavé ne vous aient pas dégoûtés...