Boudiou! un pavé d'Alaiya... Je sais pas si je vais pouvoir détailler tout.
La mission d'ingéniérie publique n'a pas disparue à proprement parler, mais il y 10 ans (un peu moins je dirais), il a été décidé de loger l'ingénierie privée et publique à la même enseigne. Pourquoi?
- L'ingénierie publique porte dans sa propre appellation son principal handicap: elle est juge et partie. L'ingénierie privée (surtout lorsqu'elle est indépendante, à savoir qu'elle n'appartient pas à un grand groupe type veolia et autres) apporte sa plus value technique et son jugement critique sur un état des lieux, sur des structures qui ont été réalisés par l'ingénierie publique.
- La dérive de l'ingénierie publique à une époque a incité à cette clarification: les ingés DDE et DDA touchaient des primes plus que substantielles dès lors qu'elles récupéraient des marchés de maîtrise d'oeuvre, primes proportionnelles... aux montants des travaux. Les collusions entre les DDE et les entreprises de BTP étaient telles que les pigeons de l'histoire, à savoir les communes, en ont eu assez. La suppression progressive de ces primes a entraîné fatalement le désintérêt progressif de l'ingé publique pour ce type de marchés.
- la concurrence déloyale. J'ai vu passer, dans le Moniteur justement (je parle de ça, ça fait 7/8 ans), des attributions de marchés à de l'ingé publique à des prix... symboliques. A l'époque, l'ingé publique pouvait être entre 5 et 10 fois moins chère que l'ingé privée. A ce niveau là, ça relève du pieux bénévolat ou...
- ... de l'incompétence technique la plus totale. Je veux bien que les frais de structures de l'ingénierie publique ne soient pas intégrées dans les prix (les frais de structure dans le privé qui, je le rappelle, sont pour une grande part composée de fiscalité laquelle va pour beaucoup abonder... le service public), mais ça ferait du 2 fois moins. Pas du 5 ou du 10. Toujours à l'époque donc, où les effectifs étaient autrement plus nombreux dans l'ingé publique, on ne peut que se poser la question du sérieux des missions que l'ingé publique réalisait compte tenu des montants de leurs missions (à savoir le temps passé), un sérieux qui a été remis en cause par les collectivités dont certaines ont préféré se tourner vers l'ingénierie privée, quitte à payer effectivement plus cher.
Ce qu'il faut voir, c'est que tout n'était pas aussi simple que ce que tu dis. L'État facturait ses prestations à des prix très bas, et ça correspondait en fait à une subvention masquée aux collectivités locales. On va dire des années 40 aux années 1960-70, les communes étaient des collectivités pauvres, alors que la reconstruction et l'équipement du territoire était à faire. L'État, le seul qui avait la surface financière nécessaire pour financer les investissements colossaux s'est alors plus ou moins substitué aux communes, que ce soit directement, ou via la caisse des dépôts et ses filiales (en particulier la SCET) L'État a aussi dû monter un réseau d'ingénierie, car après guerre, au niveau du privé, il n'y avait quasiment rien comme structures.
Il a fallu attendre les lois de décentralisation (1983) pour que les communes retrouvent leur autonomie. Ces lois marquent le point de départ du désengagement de l'État de l'aménagement concret des territoires. Les collectivités locales ont donc progressivement exercé leur autonomie, et dans le même temps, l'État a choisi de dire que l'ingénierie relevait d'un domaine où la concurrence devait être libre et non faussée (il me semble que c'est vers le tournant des années 2000.) Partant de là, les tarifs sur l'ingénierie ont été considérablement réévalués... Pour être au moins aussi cher que ceux des BE privés. Ce faisant, cette subvention masquée aux communes a donc disparue. Sachant que l'activité s'effondrerait dans les bureaux d'études des DDE, le gouvernement de l'époque a mis en place une aide directe aux collectivités les plus pauvres: l'ATESAT. Cette aide, consistait grosso-modo, en échange des commandes passés aux services des DDE, la somme à payer est symbolique.
Soyons clair, cette période de subvention aux collectivités les plus pauvres se finit. Non que le gouvernement l'ait décrété (encore que les ordres soient clairs: plus de maîtrise d'œuvre, que de l'assistance à maîtrise d'ouvrage. Or quelqu'un qui n'a jamais fait de maîtrise d'œuvre ne peut pas être bon en AMO), mais de manière plus subtile. Les bureaux d'études des DDE qui se sont retrouvés en sureffectif après les hausses de tarifs ont été dégraissés, ils continuent à l'être, et sous peu, ils n'auront plus les moyens humains de réaliser une quelconque étude. (voir plus bas)
Sinon, concernant la création des bureaux d'études privés, je dirais qu'ils ne sont pas sortis de nulle part. Certains chefs (Ingénieurs TPE, Ingénieurs des ponts) ont vu le vent venir pour certain dès la fin des années 1970. Il y a de nombreux cas de patrons de bureaux d'études privés qui se sont constitué une compétence et un réseau de relations lorsqu'ils bossaient au service de l'État, et qui sont parti avec armes et bagages pour fonder leur boîte et prospecter sur leur ancien périmètre d'action (ce qui est normalement interdit)
Après, qu'il y ait eu des brebis galeuses, qui ont vécu "sur la bête", certainement… Comme partout. Ceci dit, ce n'est pas le système des honoraires qui était en cause (regardes, les archi', ils ont payés proportionnellement au montant des travaux, et ça ne semble choquer personne), mais les "à côté", et la corruption de certains… Ce n'est pas pour rien que les contrôles sur les marchés publics et leur attribution ont été considérablement durci.
- Pour ce qui concerne les travaux et études relatifs à l'assainissement (ce que je connais), les communes ont bénéficié pendant des années et des années de subventions de l'ordre de 80 % sur les missions qu'elles confiaient au BE privés. Cela nuance également la notion de "prix fort".
Plus personnellement maintenant: il y a beaucoup de compétences techniques en DDE, via notamment les CETE qui ont une forte valeur technique ajoutée, ce qui ne se sait pas toujours. Je crois par ailleurs, que le "nettoyage" qui a eu lieu par rapport à ce système de primes a considérablement contribué à redorer le blason de l'ingé publique auprès des collectivités, lesquelles aujourd'hui reviennent vers les DDE et les DDA, d'autant plus que les moutons noirs ont été dégagés (y a eu de la mutation au fin fond de la creuse pour certains incompétents et incapables, et c'est pas plus mal).
Les CETE, malgré les divers engagements ministériels, leur fin est proche (5 ans, 10 ans) Les routes qui constituaient une part non négligeable de leur activité (grâce aux contrats "in house" des DDE) s'étiolent. Leur charge de travail baisse, et le scénario de l'ingénierie se reproduit, avec des tarifs non compétitif pour les départements (nouveaux gestionnaires des routes), des postes vacants en pagaille. Si d'ici 10 ans, il reste le laboratoire central des ponts et chaussés, ça sera déjà miraculeux.
Je ne crois pas que l'ingé publique soit à ce point absente des marchés à l'heure actuelle. Elle a juste du s'adapter aux changements de réglementations et de mentalités. Par contre, le revers de la médaille, et tu l'as souligné, c'est la diminution des effectifs qui posent un réel problème au moment où les collectivités en appellent de nouveau beaucoup aux DDE et DDA depuis 1 ou 2 ans. Il ne s'agit pas de parler de rentabilité pour un service public, mais peut être les DDE (enfin, les CG maintenant) et les DDA pourraient s'autofinancer en pratiquant des prix d'ingéniérie comparables à ceux de l'ingé privée, sachant que le fonctionnement des subventions fonctionnent toujours (je connais un maire d'une commune de 600 habitants qui a fait financer sa salle des fêtes - superbe soit dit en passant - par l'Europe, en montant je ne sais combien de dossiers de je ne sais combien de pages. Je précise qu'il est communiste au cas où) pour peu que les édiles en place soient un tant soit peu débrouillards.
Les DDE ou DDAF ne peuvent pas se financer par les études, parcequ'elles n'ont pas d'autonomie de gestion, ce sont des services de l'État. Le budget de fonctionnement est versé par l'administration centrale, et les recettes générées par les études sont reversées directement dans le budget global de l'État. Pour les effectifs, ils sont fixés par l'administration centrale (et le ministère des finances) et la règle pour l'ingénierie comme le reste, c'est "au moins un départ en retraite sur deux non remplacé. Comme on est en plein papy-boum jusqu'en 2010 environ, je laisse imaginer les dégâts sur les effectifs.
Peut-être parceque je suis en région parisienne, et que les effets y sont plus rapidement visibles qu'ailleurs, je peux te dire que l'ingénierie publique sera fermée en ÎdF d'ici 1 an et demi à tout casser. Le service d'ingénierie que je connais le mieux a du boulot (une grosse opération) jusqu'en juillet. Après juillet, personne ne sait ce que cette unité va devenir, sachant qu'elle n'a plus de chef (et que si le poste de chef n'est pas à cette heure supprimé, il est peu probable qu'il y ait un volontaire pour venir), que sur les 3 chargés de projet, il y en a un qui compte partir dans l'année, et qu'un deuxième va peut-être suivre…
Bref, l'ingénierie publique c'est mort en ÎdF. D'après ce que je sais en Haute-Savoie, c'est pareil... Peut-être que ça durera un peu plus longtemps dans la Creuse ou en Lozère… Mais c'est pas sûr.
Pour finir, les subventions européennes sont une source qui a tendance à se réduire, car la France est l'un des pays les plus riches. Ces subventions sont donc progressivement réorientées vers les nouveaux entrants dans l'union. À moyen terme, l'UE ne jouera donc plus le rôle d'amortisseur vis-à-vis du désengagement de l'État…