Re: Histoire des Civilisations
Reply #46 –
Une bien triste nouvelle:
Les Aïnous restent sans voix au Japon
Shigeru Kayano, infatigable défenseur de la minorité opprimée, est décédé à l'âge de 79 ans.
Terrassé samedi par une pneumonie à l'âge de 79 ans, au terme d'un long combat contre la maladie, Shigeru Kayano, dit le «Mandela aïnou», pourrait bien s'avérer plus encombrant mort que vivant. A l'annonce de son décès, l'indifférence de grands médias japonais autant que le silence gênant de la classe politique et du Premier ministre Junichiro Koizumi ¬ qui a montré moins d'entrain à lui rendre hommage ce week-end qu'à faire savoir qu'il irait de nouveau, ce 15 août, au sanctuaire de Yasukuni honorer les «morts pour la patrie» ¬, en dit long sur le malaise suscité par la disparition de cet avocat pugnace des Aïnous, descendants lointains d'origine caucasienne des premiers chasseurs et cueilleurs aborigènes venus s'établir sur les terres du Japon. Seule l'ex-présidente du défunt Parti socialiste nippon, Takako Doi, a rappelé avec quelle détermination Shigeru Kayano, qui impressionnait les Japonais par son physique de géant, avait «porté sur ses épaules la fierté d'une minorité ethnique». L'épais silence qui entoure sa mort témoigne du sort réservé depuis longtemps aux Aïnous, peuple dépossédé de ses terres, aux droits bafoués, victime depuis des siècles de préjugés et discriminations. Les Aïnous ne seraient plus, selon certains, que 25 000. Ils seraient en fait six à sept fois plus nombreux. Mais pour mieux dégoter un emploi ou pouvoir se marier librement, beaucoup préfèrent aujourd'hui taire leur origine. Ou changer leur nom de famille. Conséquence indirecte non pas d'un apartheid planifié, mais des règles désastreuses de l'assimilation forcée.
Lois iniques. Ethnologue, historien, écrivain prolifique (il a écrit plus de cent livres), Kayano, leader emblématique des Aïnous, dont il a tiré du dialecte un dictionnaire, avait créé la surprise en 1994 en gagnant un siège de député au Parlement, à Tokyo. Devenu leur premier représentant politique officiel, il avait tenté d'éradiquer les lois iniques empêchant les Aïnous de préserver leur langue, leur culture et leurs terres. Mission alors impossible qui fit dire à certains que l'obtention miracle de son siège de député était une victoire à la Pyrrhus. Surtout contre-productive car très peu de députés japonais l'épaulèrent. Maniant la provocation, Kayano n'hésitait pas à poser aux députés japonais des questions en aïnou, dialecte que pas un élu, bien sûr, ne comprenait. En 1991, il avait tenté en vain de s'opposer à la construction d'un barrage sur des terres aïnous à Hokkaido. Un béton d'après lui symbole de «l'expropriation» dont son peuple était victime.
Recevant Libération chez lui en juillet dernier, malgré son état très affaibli, Shigeru Kayano livrait le fond de sa pensée. «Etre député fut une expérience intéressante. J'ai été en effet le premier représentant aïnou autorisé à siéger au Parlement japonais. Mais a-t-elle servi la cause des Aïnous ? Je ne le pense pas. J'ai l'impression qu'au contraire, mes années parlementaires ont été vaines. Malgré mes efforts, notre situation s'est détériorée. L'injustice à l'égard des Aïnous n'a pas cessé. Notre situation est pire même. Un Aïnou, un de ses descendants ou tout Japonais (e) qui se marie avec un (e) Aïnou est discriminé sur le marché du travail. Des Aïnous sont recalés à l'embauche à cause de leur identité, de leur apparence physique ou de la consonance de leur nom. D'autres sont recalés par des banques qui refusent de leur ouvrir un compte car ils n'ont pas d'emploi.»
Il ajoutait à voix basse : «Durant cinquante ans, j'ai lutté pour les miens, écrit des livres pour perpétuer la mémoire de mon peuple. Je suis un homme âgé et malade. Mais je continue d'écrire. Car les Aïnous ne connaissent plus la liberté. Cela fait longtemps qu'ils n'en ont plus. Depuis qu'ils ne sont plus autorisés à pêcher eux-mêmes leur poisson. Avant, nous nous nourrissions de saumons, de cueillette et de fruits des bois. Or, depuis de longues années, les Japonais pêchent tout notre poisson. Des millions de saumons par an. Et ils ne nous laissent que des miettes, quelques kilos de saumons pour tel village, tant de poissons pour tel autre village. Nous sommes prisonniers de ces quotas injustes.»
La «Loi de promotion de la culture aïnou» adoptée en 1997 au Parlement, dont Kayano était l'instigateur, n'aurait eu aucun effet positif selon lui. «Notre situation s'est dégradée. Nous n'avons plus de représentant au Parlement. Aucun moyen de faire entendre notre voix. Koizumi, comme tous les hommes politiques japonais, nous a abandonnés.» Kayano aurait bien vu son fils prendre la relève. «Il ne veut pas faire de politique. Il veut rester à Nibutani. Il veille sur notre musée qui renferme la mémoire de notre peuple.»
Années amères. Abritant des trésors culturels, des photos noir et blanc, des lithos et livres jaunis, d'anciennes sculptures sur bois de saumons, ours et hiboux ¬ animaux du panthéon animiste local ¬, le musée de Nibutani attire des touristes du Japon entier. «Dommage, fait remarquer Etsuko Kato, professeur d'université rencontrée près du musée avec ses élèves, que les traditions aïnous ne soient plus enseignées dans nos écoles.» Dommage aussi qu'en sortant du musée, les touristes ignorent que la maison en bois d'en face est celle du «héros» de la cause aïnou. Shigeru Kayano était revenu y vivre avec son épouse il y a dix-huit ans, après ses années amères au Parlement. Depuis son retour à Nibutani, qui a accueilli en 2005 le Congrès mondial des peuples autochtones, l'ethnologue écrivait sur les Aïnous, les ours (quatre essais) ou la splendeur du Hokkaido, ses schistes, rocs de granit, gorges, plaines, forêts et montagnes. Où daims et renards vivent en nombre en liberté.
Seul rayon de soleil ces jours-ci à Nibutani, la radio aïnou FM Pipaushi (littéralement «endroit riche en coquillages»), fondée par Kayano et que dirige son fils Shiro, émet dans le monde entier sur Internet. Elle passe en boucle les tubes du musicien Kanô Oki, pape du rock'n folk aïnou (en concert à Paris le 23 juin). Et héritier à sa façon de la cause ethnique.