La loi sur l’état d’urgence, nouvelle loi des suspects 22 novembre 2015, par Franck Johannès
La loi du 20 novembre prolonge à compter du 26 novembre et pour trois mois l’état d’urgence, décrété le 14 novembre en conseil des ministres. Ce texte d’exception prendra donc fin le 26 février 2016, il est éventuellement renouvelable ou peut être interrompu avant son terme. La loi sur les suspects, qui vise selon son étude d’impact « à renforcer les pouvoirs des autorités administratives et restreindre les libertés publiques » comporte deux dispositions essentielles : les assignations à résidence et les perquisitions de jour comme de nuit sans autorisation d’un juge.
Le choix d’une loi d’exceptionEn temps de crise, il existe trois voies légales pour confier aux préfets et au ministère de l’intérieur des prérogatives hors du contrôle de l’institution judiciaire. L’article 16 de la Constitution, qui permet au président de la République de prendre « les mesures exigées par les circonstances », lorsque « les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est interrompu ». Ce n’est pas le cas après la vague d’attentats de novembre.
Deuxième moyen, l’état de siège, prévu par l’article 36 de la Constitution, « en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée ». Il ne s’applique à l’évidence pas.
Troisième moyen, l’état d’urgence, qui résulte d’une loi du 3 avril 1955, en pleine guerre d’Algérie, qui est applicable « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » - c’est-à-dire de calamité naturelle. Il est déclaré par décret en conseil des ministres pour douze jours, il faut au-delà une loi pour le prolonger, et permet aux préfets, dans une zone déterminée, de se voir attribuer des pouvoirs de police exceptionnels sur la circulation et le séjour des personnes, sur la fermeture des lieux ouverts au public et sur le droit de perquisition et de contrôle de l’information. « La force de notre droit, a dit Manuel Valls le 19 novembre à l’Assemblée, c’est notamment l’état d’urgence. »
L’état d’urgence a été proclamé huit foisEn 1955, lors de la guerre d’Algérie ; en 1958 après le coup d’Etat du 13 mai à Alger ; de 1961 à 1963 après le putsch des généraux d’Alger ; en 1984 après les émeutes de Nouvelle-Calédonie ; en 1986 à Wallis-et-Futuna ; en 1987 dans les Iles du Vent en Polynésie ; en 2005 dans 25 départements, dont l’Ile-de-France, après les émeutes en banlieue, et le 14 novembre 2015 après les attentats à Paris, sur la totalité du territoire.
Une loi d’exceptionLa loi sur la prolongation de l’état d’urgence a été adoptée en trois jours - présentation en conseil des ministres mercredi 18 novembre, adoption par l’Assemblée le 20, par le Sénat le 21, entrée en vigueur samedi 22 novembre. Sur 577 députés, 558 ont pris part au vote, 6 ont voté contre (3 socialistes, 3 écologistes) une s’est abstenue. 336 sénateurs ont voté pour, 12 se sont abstenus (11 communistes et un écologiste).
Les socialistes de 1981 avaient aboli la plupart des lois d’exception (cour de sûreté de l’Etat, tribunaux permanents des forces armées). « Ce n’est pas par des lois et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis, a indiqué Robert Badinter, le 7 janvier à Rennes . Ce serait là un piège que l’histoire a déjà tendu aux démocraties. Celles qui y ont cédé n’ont rien gagné en efficacité répressive, mais beaucoup perdu en termes de liberté et parfois d’honneur. »
Le droitLe Conseil constitutionnel s’est déjà prononcé sur la constitutionnalité de la loi sur l’état d’urgence du 3 avril 1955 lors de la crise en Nouvelle-Calédonie. Il a considéré le 25 janvier 1985 que la Constitution « n’a pas exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence pour concilier les exigences de la liberté et la sauvegarde de l’ordre public ».
Le Conseil d’Etat a lui aussi validé à plusieurs reprises l’état d’urgence. Il a été saisi le 10 novembre 2005 de deux requêtes qui s’inquiétaient de l’élargissement inutile de l’état d’urgence à l’ensemble de la France, et considéré que cela ne créait pas « de doute sérieux quant à la légalité de ces actes ». Il a enfin estimé dans son avis tout récent du 17 novembre 2015, qu’« eu égard à la nature de l’attaque dont a été victime notre pays et à la persistance des dangers d’agression terroristes auxquels il demeure », la déclaration et la prorogation de l’état d’urgence « sont justifiés » et son application à l’ensemble du territoire « proportionné aux circonstances ».
Il a même estimé dans un arrêt d’Assemblée du 24 mars 2006 que l’état d’urgence était conforme à la Convention européenne des droits de l’homme, qui prévoit précisément en son article 15 une « dérogation en cas d’état d’urgence », « en cas de danger public menaçant la vie de la Nation ».
La restriction de la liberté d’aller et venirLa loi autorise ainsi les préfets à interdire « la circulation des personnes ou des véhicules » dans des lieux et à des heures fixées par arrêté ; à instituer « des zones de protection » où le séjour est réglementé ; à interdire de séjour « toute personne cherchant à entraver l’action des pouvoirs publics ».
Une assignation à résidence renforcéeLe texte aligne l’assignation à résidence sur le régime des étrangers qui représentent une menace pour l’ordre public, avant leur expulsion. La loi de 1955 s’appliquait à toute personne « dont l’activité s’avère dangereuse », elle s’applique désormais plus largement à toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace » - les suspects donc, qui ont par exemple des fréquentations ou des propos douteux. Le « comportement », et non plus « l’activité », cela se rapproche dangereusement de la notion d’intention, s’est inquiété Danielle Auroi (écologiste, Puy-de-Dôme) et « constitue une véritable rupture avec des éléments fondateurs de notre droit pénal moderne ».
L’assignation à résidence est prononcée par le ministre de l’intérieur, dans un lieu qu’il fixe et qui n’est pas forcément le domicile, le suspect peut y être conduit manu militari. Il doit obligatoirement demeurer dans cet endroit douze heures sur vingt-quatre (et non huit heures, comme le souhaitait le gouvernement). Bernard Cazeneuve a rappelé que « l’assignation à résidence n’est pas la prison ».
« A la guillotine ! »L’assigné, à qui on a retiré ses papiers, doit se présenter à la police ou à la gendarmerie trois fois par jour, au maximum. Il lui est interdit d’entrer en contact avec certaines personnes « nommément désignées », mais on ne lui supprime ni son téléphone ni son ordinateur, qui seront naturellement surveillés, car l’accès à internet est une liberté constitutionnelle. Les armes, même légales, peuvent être saisies et restituées après l’état d’urgence.
Un bracelet électronique peut de surcroît être imposé à une personne assignée à résidence, si elle a déjà été condamné pour terrorisme, et si elle a fini de purger sa peine depuis moins de huit ans. Le condamné doit donner son accord écrit, et n’est en échange pas astreinte à pointer trois fois par jour à la police ni à résider dans un lieu choisi par l’intérieur.
L’assignation à résidence doit s’appliquer à « des menaces fondées sur des présomptions sérieuses », a indiqué le premier ministre. Il s’agit de « mettre hors d’état de nuire les individus les plus dangereux, a expliqué Guillaume Larrivé (Les Républicains, Yonne) à l'Assemblée. Leur place est en prison ou en résidence surveillée » « Ou à la guillotine ! », s’est exclamé le toujours nuancé Jacques Myard (Les Républicains, Yvelines).
Les perquisitionsLes perquisitions de jour et de nuit sont autorisées lorsqu’il existe « des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace », « sauf dans un lieu affecté à l’exercice d’un mandat parlementaire ou à l’activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes » - elles restent possibles à leur domicile. Le procureur est informé de la perquisition, qui doit se dérouler en présence de l’occupant et d’un officier de police judiciaire. Les perquisitions administratives deviennent judiciaire dès lors qu’apparaît un indice laissant supposer qu’une infraction est susceptible de se commettre, ou que la personne peut fournir des informations utiles à l’enquête. Les ordinateurs et les téléphones peuvent être perquisitionnés et les données copiées par la police. Il n’est pas prévu qu’elles soient détruites si elles ne révèlent pas d’infractions.
La dissolution d’associationsLe texte laisse une grande marge d’appréciation pour dissoudre les associations ou groupements « qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent ». La dissolution de ces associations (qui gèrent par exemple des mosquées) n’est pas suspendue le temps de l’état d’urgence, elle est définitive. Denys Robiliard (PS, Loir-et-Cher) a fait observer que cette dissolution était déjà autorisée par le code de la sécurité intérieure, notamment celles « qui se livrent à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger ». La liberté d’association est d’ailleurs un principe fondamental reconnu par la Constitution. Manuel Valls a répondu qu’il fallait « bâtir des dispositifs rapides et efficaces. Alors, pas de juridisme ! Avançons, c’est sur cela que nous sommes attendus ». Les services de renseignements ont toute latitude pour prévenir la reconstitution de ces associations dissoutes.
La censure de la presseLa loi de 1955 autorisait les préfets « à prendre toute mesures pour assurer le contrôle de la presse, ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales ». Le projet du gouvernement a abrogé ces dispositions, qu’ont voulu rétablir en commission des lois Sandrine Mazetier (PS, Paris) et 20 députés socialistes. Ils y ont finalement renoncé, mais Mme Mazetier reste convaincue qu’il faut donner à l’exécutif, « pour un temps extrêmement limité, la possibilité de bloquer toute publication ou toute émission radiophonique ».
En revanche, le ministre de l’intérieur peut faire interrompre « tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ». Il pouvait déjà bloquer des sites internet sous quarante-huit heures.
Suppression des tribunaux militairesLa loi de 1955 disposait que le gouvernement pouvait autoriser par décret « la juridiction militaire à se saisir de crimes, ainsi que des délits qui leur sont connexes, relevant de la cour d’assises ». Le gouvernement a heureusement abrogé cette disposition.
L'alourdissement des peinesLes violations de l’interdiction de circulation pendant l’état d’urgence, de l’interdiction de séjour ou de la fermeture d’un lieu public sont punis d’une peine de six mois de prison et 7500 euros d’amende - contre huit jours à deux mois en 1955, et des amendes à l’époque de 11 euros à 3750 euros. La violation de l’assignation à résidence est punie de trois ans de prison et 45000 euros d’amende. Le non-respect de l’astreinte à demeurer dans la résidence, le défaut de pointage au commissariat ou la violation de l’interdiction d’entrer en contact avec d’autres personnes sont punis d’un an de prison et 15 000 euros d’amende.
Le contrôle du ParlementJean-Jacques Urvoas, le président de la commission des lois de l’assemblée nationale, s’est félicité d’un amendement « installant le Parlement comme autorité de contrôle durant toute la durée de l’état d’urgence ». En fait, l’Assemblée et le Sénat seront seulement « informés sans délai des mesures prises par le gouvernement ». Le chef de l’Etat devrait réunir chaque semaine les présidents des groupes parlementaires, et la commission des lois entend publier toutes les semaines un rapport de contrôle.
Les recoursToute personne, c'est le droit commun, peut contester en référé devant le juge administratif les décisions prises dans le cadre de l’état d’urgence. Le juge examine dans un référé-liberté si les mesures administratives portent « une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale », dont la liberté d’aller et venir fait partie. Il statue dans les quarante-huit heures. Le juge peut aussi examiner, « en cas de doute sérieux » la légalité d’une décision administrative lors d’un référé-suspension et rend son ordonnance dans les quinze jours.
Les armes des policiersLes fonctionnaires de police seront autorisés à porter leur arme en dehors des armes de service, mais cette disposition n’est pas dans la loi sur l’état d’urgence. Un arrêté du directeur général de la police nationale suffit, il sera pris après la réunion du comité technique ministériel du 30 novembre.
Réviser la constitutionLa loi du 20 novembre n’est qu’une disposition transitoire, le gouvernement entend « inscrire l’état d’urgence dans notre Constitution », a indiqué Manuel Valls. Le président de la République veut « étendre les possibilités de déchéance de la nationalité française aux personnes nées françaises, disposant de la double nationalité (il est en effet interdit de créer des apatrides) et condamnés pour des faits de terrorisme. » Le gouvernement entend également « encadrer très strictement » le retour en France de ceux partis faire le djihad. 966 individus sont partis en Syrie ou en Irak, a indiqué le premier ministre, 142 y sont morts, 588 y sont toujours et 247 en sont repartis. « Nous voulons interdire à ces Français ou résidents en France de revenir dans notre pays sans y être expressément autorisés, a indiqué Manuel Valls, nous construisons ainsi, avec lucidité et rigueur, un appareil sécuritaire performant, doté d’un fondement constitutionnel ».