Saint-Lazare, terminus des mécontents
LE MONDE | 07.02.09 | 15h26
C'est un grand spectacle monté avec le quotidien de gens ordinaires. Chaque matin, chaque soir, des figurants contraints forment une marée humaine qui s'entasse sur les quais de la gare Saint-Lazare. Toutes les 28 secondes, un train accoste sur l'une des 27 voies, enfourne ou déverse sa cargaison d'hommes et de femmes qui disparaissent d'un pas pressé. Aux heures les plus fortes, 80 000 personnes se croisent : c'est l'équivalent d'une ville moyenne que la SNCF évacue en un tour d'horloge à partir d'une plate-forme grande comme un terrain de football.
La deuxième gare d'Europe
450 000 passagers par jour
80 000 passagers par heure en période de pointe
1 train toutes les 28 secondesaux heures de pointe (selon la SNCF)
6 000 employés à la gare SNCF de Saint-Lazare dont 720 conducteurs 1 400 passagers par train
1 500 trains en circulation chaque jour 830 km de réseau
Derrière les vitres sans tain du "centre opérationnel escale" qui surplombe la gare, la vue de ces vagues formidables qui se fracassent sur les quais est saisissante. Les agents n'en profitent guère, rivés à leurs écrans de contrôle. Muriel Séguin, 29 ans, dirige cette salle. Elle a quitté un emploi de consultant pour entrer à la SNCF. "J'avais besoin de concret, d'humain, le transport touche au plus près des gens", explique-t-elle. Elle est servie, se retrouve plongée au coeur de la vie courante des usagers, des cafés avalés brûlants aux petites heures du matin, des repas mangés froids au bout des trop longues journées. Un train qui n'arrive pas à l'heure, ce sont des nounous qui s'impatientent, des employeurs qui grommellent...
Et des impondérables, il n'en manque pas, à Saint-Lazare. Louis Gomès, 57 ans, les recense en greffier attentif : "Sur ma seule ligne, en 2008, il y a eu 260 retards et 53 suppressions de train." Ce coiffeur à domicile habite Bonnières-sur-Seine, à une heure de Paris, temps purement théorique. Il fréquente la ligne depuis vingt-deux ans, constate "la dégradation du service", se dit "fatigué de voyager dans des bétaillères, d'être considéré sans dignité".
Ces dernières semaines ont été particulièrement pénibles, "inédites", à entendre ce vieil habitué. Entamée le 14 décembre, la grève tournante des conducteurs - 59 minutes en début de service - a aggravé pendant un mois les désordres sur le réseau. La fermeture de la gare, le 13 janvier, après un arrêt total du trafic, a marqué les esprits.
L'artisan montre son passe Navigo qu'il a barré d'une étiquette "Usager en colère". Le mouvement social l'a excédé mais il y voit un point positif. "Le conflit a permis de mettre les pleins feux sur ce qui se passe ici." Responsable d'une association, le Comité des gares du Montois et de Bonnières, il vient d'être auditionné à l'Assemblée nationale. Il a pu relayer l'impatience des transbahutés. "Nous sommes au bord de la confrontation", s'inquiète-t-il.
Le 23 janvier, cela a failli tourner à l'aigre. Au départ, il ne s'agit que d'un banal incident : un homme pris de malaise tombe sur les rails. La circulation des trains est arrêtée, le temps que les pompiers évacuent la personne. Mais des usagers bloqués à quelques centaines de mètres de la gare descendent des trains et se mettent à remonter les voies. Le trafic doit être à nouveau suspendu. Dans le hall, la foule en partance s'accumule, s'impatiente, gronde. La rumeur enfle d'une nouvelle grève sauvage. Le personnel venu rassurer la foule est pris à partie. Une vitre de l'accueil explose sous les poings de voyageurs excédés. Les forces de l'ordre ont dû intervenir pour contenir le mouvement de colère.
Xavier Moisant a assisté à la scène. "Trente policiers protégeaient trois agents qui tentaient de renseigner les gens", raconte-t-il, navré. Cet homme de 32 ans, qui travaille dans la communication sur Internet, est d'un naturel plutôt enjoué. Normand, il prend chaque jour la ligne entre Rouen et Paris. Lui aussi tient à jour la comptabilité de ses pérégrinations : "En janvier, sur trente-six trajets, cinq se sont achevés à l'heure. Mais avant la grève, 30 % à 40 % des trains avaient déjà des problèmes."
Xavier Moisant enchaîne les histoires sans se départir d'un grand sourire. Ses tribulations ferroviaires recèlent leur lot d'imprévus, voire d'absurdités. A l'automne, une explication au ralentissement d'un train l'a tout particulièrement ravi : des feuilles mortes sur la voie. "J'ai demandé pourquoi, les autres années, à pareille époque, il n'y en avait pas eu." Au début, il prenait plaisir à son trajet d'1 h 07. Il y retrouvait des habitués qui partageaient l'apéritif dans le wagon, rédigeait son blog. Et puis ça s'est gâté. Contretemps après contretemps, la bonne ambiance s'est étiolée. À chaque nouvel impondérable, elle a laissé place aux éclats de rire nerveux, voire aux invectives. "Il ne faut pas avoir les oreilles chastes dans ces cas-là. D'ailleurs, en cas de retard, les contrôleurs évitent de passer."
Les écrits du blogueur s'en sont ressentis, ont viré au roman noir. "Mes amis m'ont dit qu'ils en avaient marre de lire mes galères de transport. J'ai donc créé un autre espace consacré à ce thème." Baptisé "Train-train quotidien", le site a connu un succès presque immédiat. Une communauté s'est créée. Des centaines de personnes viennent s'y épancher dans un style parfois rugueux, les soirs de naufrage.
Et ainsi, jour après jour, Saint-Lazare craque. Pas un responsable de la SNCF ne le conteste. L'infrastructure accueille chaque jour 1 500 trains et 450 000 voyageurs, ce qui en fait la deuxième gare d'Europe derrière la gare du Nord. L'affluence s'est accrue de 40 % en dix ans. Alors, les grilles horaires sont saturées. Aux heures de pointe, il n'est même plus possible d'ajouter un wagon sans qu'il dépasse du quai. On entasse, aux limites de la compression humaine, jusqu'à 1 400 personnes par train.
Roland Bonnepart, 57 ans, directeur des régions et des lignes normandes, a "vingt-quatre ans de SNCF", passés à bourlinguer d'Amiens à Clermont-Ferrand, de Bordeaux à Paris-Nord. Saint-Lazare est, à ses yeux, une gare à part. "Aujourd'hui, il n'y a plus un vide à remplir. Nous sommes au maximum de l'exploitation, au maximum d'installations contraintes", explique-t-il.
Le grand malheur de Saint-Lazare est de n'avoir pas le TGV, ce joyau que la SNCF aime enchâsser dans un écrin. Point d'Eurostar ou de Thalys, ici. Peu de trafic grandes lignes, si ce n'est vers Caen, Cherbourg, Rouen ou Le Havre. La gare charrie à plus de 90 % des banlieusards, voyageurs sans bagage, passagers de deuxième classe. Des gens qui n'ont d'autres choix que de prendre ce qu'on veut bien leur offrir. Alors on achève d'user le vieux matériel entre Poissy et Conflans-Sainte-Honorine, dans les confins oubliés du Val-d'Oise ou des Yvelines. On enquille les wagons déclassés de la gare de l'Est. On fait rouler des motrices qui ont 35, voire 50 ans d'âge.
Elles circulent parfois plusieurs jours avec des avaries, sur un compresseur au lieu de deux. Le matériel de signalisation, les aiguillages et jusqu'aux rails sont à bout de souffle. "Nous sommes la zone parisienne qui a le plus de retard en matière d'investissement", admet sans pudibonderie Roland Bonnepart.
Des grands travaux sont annoncés. La gare, qui n'avait pas été rénovée depuis les années 1930, va subir un lifting à 217 millions d'euros et une vaste galerie commerciale sera aménagée d'ici à 2012. Du nouveau matériel, en principe neuf, va progressivement être mis en service. Cela suffira-t-il ? "Régler vraiment les problèmes se chiffre en milliards et à des horizons de cinq, voire dix ans", prévient Roland Bonnepart.
En attendant, au centre régional opérationnel, un autre PC de Saint-Lazare, les régulateurs tentent d'ordonner sur les 830 km du réseau les convois qui se suivent avec un écart d'1,5 km, distance de sécurité minimale. Du premier train de voyageurs de la journée, le Mantes de 4 h 25, au dernier qui part à 1 h 10 de Paris, ce numéro de haute voltige ne supporte pas la moindre anicroche. "Un incident et les retards s'enchaînent", constate Christophe Borde, 32 ans, adjoint sécurité du site. Ce soir, une barrière défectueuse a entraîné des perturbations d'une demie-heure sur la ligne de Mantes-la-Jolie. Il a également fallu "alléger les Cormeilles", en clair supprimer des trains vers Cormeilles-en-Parisis. Or, "10 % de retards, c'est 45 000 clients mécontents", assure Guillaume Ancel, directeur de lignes, un ancien officier français au Kosovo. Sur les quais, les agents d'accueil essuient stoïquement les injures, se blindent dans leur veste bleue. Dans les motrices, les conducteurs subissent également le courroux. Bruno Jolivel, 40 ans, ne compte plus le nombre de fois où il est resté bloqué une heure dans une gare de banlieue, sans pouvoir fournir une explication rassurante aux usagers. Il ne recense plus les gestes d'hostilité, les insultes, les crachats, les doigts d'honneur. Récemment, il s'est pris une pierre lancée d'une passerelle alors qu'il roulait à 110 km/heure.
Cet arbitre de rugby, à la respectable carrure, n'est pas un couard. Mais quand il lui faut descendre de sa cabine pour aller réarmer un signal d'alarme tiré de manière intempestive, il ne peut réfréner une appréhension. "Parfois, il y a une bande qui est là et me regarde faire. Je repars et ça recommence un peu plus loin. C'est un quart d'heure de perdu à chaque fois." Dans 80 % des cas, les alarmes sont actionnées par malveillance : soit de la bêtise pure, soit des égoïstes qui veulent descendre dans une gare en principe non desservie, soit des petits malins qui retardent sciemment le train et obtiennent ainsi un billet d'excuses pour sécher un rendez-vous.
Ce mercredi, Bruno Jolivel a pris son service à 3 h 21. Une matinée ordinaire : un aiguillage bloqué par le froid à Argenteuil, un rail défectueux à Herblay, un contrôleur agressé à Conflans-Sainte-Honorine. La routine. De retour dans son pavillon de Mantes-la-Jolie, il sort sa feuille de paye : 2 600 euros, primes comprises, avec douze années d'ancienneté. Il raconte pêle-mêle son quotidien. Les "découchés", au moins quatre fois par mois, dans un foyer. Les réveillons passés dans une loco. Les cadences qui augmentent sans cesse. Parfois, à peine arrivé en gare Saint-Lazare, il lui faut filer à l'autre bout du train et repartir en sens inverse. "Pas le temps d'avaler un sandwich ou même d'aller se soulager."
Alors le conducteur encaisse les coups durs jusqu'au moment où il décide de "poser le sac". C'est alors la grève sauvage, celle qu'honnissent les usagers, comme le 13 janvier, après l'agression d'un collègue. L'homme évoque encore le "cadencement", qui impose que les trains partent à intervalle régulier. Une réforme qui augmente les fréquences et la charge de travail. Membre de la Fédération générale autonome des agents de conduite (FGAAC), Bruno Jolivel a participé à la grève des 59 minutes, afin d'obtenir des personnels supplémentaires. Il a perdu près de 500 euros de salaire dans ce mouvement.
Depuis, une nouvelle invective a fait son apparition dans la salle des pas-perdus : "Sudiste." Une référence à SUD, le syndicat que Nicolas Sarkozy a offert à la vindicte populaire comme "irresponsable". Dans ses locaux nichés à l'écart, dans une friche industrielle du quartier des Batignolles, SUD-Rail se défend des accusations de jusqu'au-boutisme. Dominique Malvaud, un de ses représentants, qui travaille depuis trente-cinq ans à Saint-Lazare, crie au bouc émissaire. "Le conflit social va laisser des traces dans le public, c'est sûr, explique cet aiguilleur. Mais si les trains circulaient normalement après la grève, cela s'oublierait. Or, ce n'est pas le cas. Ce n'est pas de notre faute si on mettait moins de temps pour faire Paris-Mantes il y a trente-cinq ans qu'aujourd'hui."
Retour par le premier omnibus à Saint-Lazare, dans ce lieu rare où se croisent les catégories sociales, les habitants de Saint-Cloud et ceux des Mureaux. Terminus des maux de notre société, Saint-Lazare raconte la violence quotidienne, les tensions sociales. La gare dit la flambée immobilière qui pousse les classes moyennes de plus en plus loin de Paris. Rêvant d'une maison ou simplement d'un logement décent, ils sont de plus en plus nombreux à venir chaque jour d'Evreux ou de Gisors. La ligne compte 1 600 abonnés à Vernon (75 km de Paris), près de 6 000 à Rouen (130 km). "Les gens prennent le train comme on prend le métro", constate Muriel Séguin, la responsable du centre opérationnel.
Louis Gomès, le responsable d'association, constate que la précarité sociale influe également sur le comportement, aggrave le stress des usagers. "Un samedi matin, une femme s'est effondrée en pleurs. Elle venait de prévenir son patron d'un nouveau retard et il a menacé de la virer." La sélection à l'embauche se fait selon le lieu d'habitation. "Dire qu'on vit à Mantes peut effrayer un employeur." Et cette pression, Marc Jolivel la ressent jusque dans sa cabine. Le conducteur en est persuadé : "Il y a des choses à revoir à Saint-Lazare mais il y a aussi des choses à revoir dans la société en général."
Benoît Hopquin