En Russie, des centaines de villes vont disparaître, victimes de la mono-industrieLE MONDE | 10.10.09 | 15h00 • Mis à jour le 10.10.09 | 15h01
Moscou Correspondante
La population de Vorkouta, ville minière au milieu de la toundra à 150 kilomètres du cercle polaire, est inquiète. Leur ville est vouée à disparaître. Les mines de charbon vont fermer, les 117 000 habitants vont devoir mettre la clé sous la porte. C'est ce que dit un rapport du ministère russe des régions dont le journal des affaires Vedomosti a rendu compte le 29 septembre. Crise oblige, le gouvernement s'est penché sur le sort des villes "mono-industrielles", héritées du système soviétique, quand une usine ou un combinat occupe 25 % de la population en âge de travailler.
La Fédération russe compte actuellement 400 "mono-villes", soit 25 millions de personnes, sur une population totale de 142 millions dans la Fédération. Le rapport classe ces villes en deux catégories : les "progressives" et les "dépressives". Les premières, environ 280, seront aidées par l'Etat, les autres devront improviser ou périr.
Deux villes minières du Grand Nord, Vorkouta et Inta, seront vidées de leur population. Le processus sera lent et discret : à 1 515 kilomètres des lumières de la capitale, où 80 % des ressources financières sont concentrées, l'effacement progressif de cinquante ans de peuplement forcé a commencé.
A l'inverse de ce qui a été entrepris pendant des décennies, pour fixer des millions de Russes dans ces contrées inhospitalières, aux températures extrêmes et au sol riche en minerais, un vaste exode va commencer.
Vorkouta, surnommée "la guillotine de glace" était un des camps les plus dur du goulag (système des camps de travail) mis en place par Staline. Après la mort du tyran en 1953, les prisonniers sont devenus des mineurs rémunérés. La ville a beau avoir périclité au moment de la transition des années 1990 - les "gueules noires" étaient venues jusqu'à Moscou pour manifester sous les fenêtres du gouvernement - elle produit encore 22 % du charbon à coke en Russie. Et pourtant Vorkouta est vouée au démantèlement.
Parmi les agglomérations dépressives, dix-sept sont qualifiées d'"explosives". "Dans ces villes-là, la situation peut déborder à tout moment et réclamer des mesures d'urgence", explique Andreï Nechtchadine, du ministère des régions à Vedomosti.
Parmi elles, on compte Pikaliovo, où le premier ministre Vladimir Poutine s'était rendu en juin pour calmer le mécontentement, et aussi Togliatti, la ville des bords de la Volga où l'usine automobile Avtovaz (102 000 ouvriers) prévoit de licencier 28 000 personnes d'ici à la fin de l'année.
Avant la crise, les mono-villes généraient 40 % du produit intérieur brut (PIB). Aujourd'hu, i leurs ouvriers doivent se contenter d'une semaine de travail de trois jours et d'un salaire réduit de 50 %, voire totalement impayé si le combinat ou l'usine a périclité.
C'est le cas du combinat de cellulose et de papier de Baïkalsk, qui compte 15 200 habitants, dans la région d'Irkoutsk, en Sibérie. Au chômage depuis dix mois, ses 2 000 ouvriers ne savent plus à quel saint se vouer. Le combinat, seul gros pourvoyeur d'emploi pour la ville, a fermé. A Baïkalsk comme dans la plupart des autres mono-villes, l'usine produit aussi l'électricité et le chauffage pour toute la population. Jusque-là, la station thermique du combinat continue de fonctionner, mais pour combien de temps encore ?
L'administration régionale veut croire que Baïkalsk va réussir à diversifier ses activités. On parle de stations de ski, de pistes et d'installations sportives. Il est vrai que, depuis que le combinat a fermé, l'odeur aigre de la pâte à papier n'indispose plus les narines. La région pourrait se lancer dans le tourisme, mais où trouver l'argent que ces transformations requièrent ?
Depuis la crise, l'accès au crédit s'est raréfié. Doté de la troisième réserve or et devises au monde (environ 300 milliards d'euros), l'Etat est riche. Il va aider, mais ne pourra se porter au secours des 400 mono-villes.
A Svetlogorie, dans l'Extrême-Orient russe, la fermeture de la mine de tungstène a laissé 227 familles sans ressources. Située loin de la grand-route et de la voie ferrée, Svetlogorie est probablement vouée à disparaître. Selon Vedomosti, le gouvernement ne soutiendra pas les villes où "les entreprises fonctionnent avec une technologie vieille de trente à quarante ans, où aucune modernisation n'a été entreprise depuis quinze ans, et qui sont très éloignées des marchés d'écoulement de leur production". Le rapport reste flou sur leur avenir.
Les mono-villes sont un vrai casse-tête pour l'Etat. Elles mettent à mal le "système Poutine", quand les prix élevés du pétrole ont, ces dix dernières années, alimenté la croissance de l'économie et la stabilité du système politique. C'est en grande partie grâce aux pétrodollars que le Kremlin a pu édifier sa "démocratie contrôlée", caractérisée par l'érosion des libertés tout juste acquises après l'écroulement de l'empire soviétique en 1991.
Avec la crise, rien n'a changé. La Russie, qui rivalise aujourd'hui avec l'Arabie saoudite pour l'hégémonie des exportations de pétrole, est toujours aussi dépendante des matières premières. En revanche, la production industrielle est à son plus bas niveau depuis dix ans.
Ces dernières années, la Fédération russe était le seul pays à forte croissance où le PIB grimpait plus vite que la production industrielle. Voilà pourquoi elle est bien plus touchée par la crise que ses homologues des BRIC (Brésil, Inde et Chine).
"La désindustrialisation a commencé avec l'effondrement de l'URSS, mais s'est accélérée sous Vladimir Poutine. Au lieu de restaurer la croissance industrielle, le gouvernement a préféré se reposer sur les revenus du pétrole et du gaz (...)", écrit l'économiste Viatcheslav Inozemtsev dans une étude récente sur la Russie. Il ne croit guère à la "modernisation" tant évoquée par le président Dmitri Medvedev. "Il n'a pas de consensus. L'élite politique prétend que l'économie russe est un succès, et la plupart des entrepreneurs et de la bureaucratie tirent leurs richesses de l'extraction du gaz et du pétrole ou d'autres ressources naturelles. Ils n'ont aucun intérêt à moderniser l'industrie", déplore-t-il.
Marie Jégo